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Tiago Rodrigues, directeur du Festival d’Avignon

TÊTE-À-TÊTE

par admin
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Ancien directeur du Théâtre national de Lisbonne, Tiago Rodrigues, 47 ans, est le premier artiste étranger nommé à la tête du Festival d’Avignon.

L’année 2024 sera sa seconde édition avec, en ouverture, dans la cour d’honneur du Palais des Papes, le spectacle choc de l’espagnole Angélica Liddell, Dämon, el funeral de Bergman. Rencontre avec un homme disert, chaleureux et passionné pour qui le Festival est avant tout une grande fête des arts vivants, un événement humain, populaire, pluriel et démocratique, concerné par les soubresauts de l’actualité.

Quand avez-vous découvert Avignon ?

Ma première visite remonte à la fin de l’hiver 2015. Je travaillais déjà en France comme comédien, auteur et metteur en scène, mais l’occasion ne s’était pas présentée. C’est Agnès Troly, à l’époque directrice de la programmation au Festival d’Avignon, qui m’a invité après avoir vu Antoine et Cléopâtre et quelques autres de mes pièces. Je participais souvent au Festival d’Almada et je rêvais d’Avignon. Je suis tombé amoureux de l’effervescence d’un public passionnant et passionné qui investit la ville pendant le Festival. En 2017, je suis revenu avec une création du Théâtre national de Lisbonne. Et puis à nouveau en 2021. Et d’autres fois, comme spectateur. En 2021, j’ai été nommé à la direction du Festival d’Avignon.

Le mot saudade, que je trouvais exagéré, a pris tout son sens. Mais je reste un Portugais très heureux de vivre en France.

Vous y vivez aujourd’hui à plein temps

J’ai choisi de m’y installer quelques mois avant ma prise de poste pour me plonger dans la vie locale, découvrir le Vaucluse, rencontrer les agents culturels, l’équipe et vivre pleinement la préparation du Festival. Dès le mois de septembre l’activité gagne en intensité. En janvier, elle grossit considérablement. En juin, il y a déjà près de 750 collaborateurs et plus de 1100 en juillet, tous dédiés à l’organisation du Festival. J’ai adoré ressentir, avant ma prise de poste, la manière dont la ville se transforme, la manière dont ses lieux monumentaux : les gymnases, les chapelles, les cloîtres, les palais, se métamorphosent en théâtres.

On écrit, on répète, on apprend par cœur, on crée un spectacle pour permettre au public une rencontre ou l'écoute d'une histoire.

Vous êtes le premier artiste étranger à diriger le Festival d’Avignon

En effet, le Festival d’Avignon reflète les valeurs démocratiques et républicaines de la France, les principes d’hospitalité, d’ouverture, de diversité, de curiosité des autres, inhérents à la société française. Les décennies d’immigration portugaise ont créé de solides liens entre nos deux pays. Je n’ai pas quitté le Portugal pour des raisons économiques comme mes oncles et tantes dans les années 1950 ou comme mon père pour échapper à la dictature de Salazar. Je porte en moi, non pas la responsabilité de représenter tous les Portugais, mais au moins ceux de ma famille, qui ont épousé la France depuis des décennies et ont fait de nombreux sacrifices pour que je puisse, en toute liberté, pratiquer le théâtre au Portugal et avoir le privilège de diriger un des plus grands, et certainement le plus beau, festival d’arts vivants au monde.

Qu’y a-t-il de français et de portugais en vous ?

Je suis 100 % portugais. Mais dès l’enfance, j’ai été infusé à la littérature française, émerveillé par les histoires de ma famille sur la France. Pour mes parents, le français était une seconde langue et la France, la démocratie la plus proche où l’on trouvait les ouvrages interdits pendant la dictature. Je suis né en 1977, trois ans après la Ré-volution, mais j’ai grandi dans une société marquée par les habitudes prises sous la dictature. J’ai véritablement découvert la France à 23 ans, en y travaillant comme comédien au début des années 2000 et j’ai immédiatement compris qu’il s’agis-sait d’un lieu, pour moi, très inspirant. Je ne suis ni nationaliste, ni nostalgique, mais depuis que j’ai émigré, Lisbonne me manque. En quittant la ville blanche, je me suis rendu compte combien elle m’habi-tait. Le mot saudade, que je trouvais exa-géré, a pris tout son sens. Mais je reste un Portugais très heureux de vivre en France.

Qui vous a donné le goût de la lecture ?

J’ai grandi entre la maison de mes pa-rents, mes grands-parents, des amis, de la famille, dans des résidences où il y avait toujours des livres. Donner aux enfants la possibilité de tenir un ouvrage entre les mains, c’est un trésor pour la vie. J’ai lu trop tôt Madame Bovary de Flaubert et je

n’ai rien compris. J’y suis revenu plus tard, parce que le livre était là, posé sur l’étagère, et je l’ai lu et relu. Le texte m’a marqué à ja-mais. Mais l’amour du récit et des histoires et surtout le plaisir de lire à voix haute me vient de ma grand-mère paternelle qui était une cuisinière hors pair – spécialiste de la morue et du chevreau – dans un petit village de Trás-os-Montes au nord-est du Portugal. Elle avait commencé à travailler à l’âge de 10 ans, mais elle aurait pu être enseignante en littérature si la vie s’était présentée autrement. Elle me donnait des livres à lire, on en parlait. Elle m’a transmis l’amour des mots et… de la table.

Comment décririez-vous la place du théâtre au Portugal ?

Le théâtre portugais est d’une grande vi-talité et qualité, mais la place qui lui est attribuée par le pouvoir politique n’est pas digne de sa valeur. En France, les décisions politiques d’André Malraux à la fin des années 1960, la notion de « théâtre, service public » de Jean Vilar, la décentralisation, les facilités d’accès à la culture et aux arts, la place centrale de la culture dans la ci-toyenneté et l’éducation, ont permis une proximité du public avec le théâtre. Ce système très enraciné, cette « exception culturelle française », en dépit des récentes coupes budgétaires qui risquent de mettre en péril certaines institutions, est em-bryonnaire au Portugal où la culture reste le parent pauvre. Et ce malgré cinquante ans de démocratie et des avancées consi-dérables en matière de qualité de vie, de liberté ou de participation civique… Des efforts considérables restent à faire, ne se-raitce qu’en matière de décentralisation, de surcroît, dans un pays de petite taille.

Quel est l’impact sur la vie des comédiens portugais ?

Les dispositifs pour faire face à la précarité et à la saisonnalité des emplois du théâtre sont balbutiants. Il est grand temps d’accélérer les procédures pour récupérer le temps perdu. Cela implique des infrastructures, un régime de soutien à la production, des initiatives pour le public, des institutions dédiées en lien avec les écoles, afin de mettre en place ce qu’on appelle en France l’éducation artistique et culturelle, EAC. Le Portugal pourrait s’inspirer du modèle français.

Comment décririez-vous votre conception du théâtre ?

J’ai grandi dans des cafés. Mes grands-parents avaient des cafés côté paternel comme maternel. J’y ai croisé des tas de gens qui venaient boire un coup ou raconter des fragments de vie. Selon moi, le théâtre doit restituer cette convivialité. On écrit, on répète, on apprend par coeur, on crée un spectacle pour permettre au public une rencontre ou l’écoute d’une histoire. Des liens inattendus se nouent avec le public, chacun avec ses différences, mais on vit avec eux une même expérience : celle d’un théâtre accessible, démocratique qui peut être dramatique, ludique, très écrit ou pas, mais où prédomine toujours l’émotion.

• PROPOS RECUEILLIS PAR YETTY HAGENDORF

Pour ce Festival d’Avignon 2024, vous dirigez les artistes de la Comédie-Française à la Carrière de Boulbon avec Hécube, pas Hécube, d’après Euripide.

La Comédie-Française, un autre symbole de la France ! J’y ai découvert des comédiens hors normes, expérimentés, comme Elsa Lepoivre, Denis Podalydès, Éric Génovèse ou encore Loïc Corbery. Ce sont des leçons vivantes de théâtre, des bêtes de scène, des cerveaux de géants comme dirait Tchékhov. J’ai pris un immense plaisir à travailler avec eux, je suis fier de m’inscrire dans la longue liste des metteurs en scène de la plus ancienne troupe du monde – toujours en activité – et de pouvoir contribuer de manière infime, mais très importante pour moi, à cette belle histoire.

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