LA TABLE DE Fernando Pessoa
Au cœur du Chiado, sur la terrasse du café A Brasileira trône la célèbre statue de Fernando Pessoa. Mais connaissez-vous le restaurant sous les arcades de la Baixa où il avait ses habitudes ? Et la table qui lui est toujours dédiée ?
Le 27 novembre 1935, trois jours avant sa mort, Fernando Pessoa boit son dernier café au Martinho da Arcada. Le 30 novembre, à 47 ans, il succombe d’une pancréatite due à son alcoolisme, laissant derrière lui des milliers de documents inédits. Sa dépouille repose aujourd’hui dans le cloître du monastère des Hiéronymites (Mosteiro dos Jerónimos), à quelques mètres des cénotaphes de Luís de Camões et de Vasco de Gama. Mais au café Martinho da Arcada, l’ombre de Fernando Pessoa habite les lieux. Le club des lecteurs du poète s’y donne rendez-vous, les curieux et les touristes bien renseignés y passent parfois. Sa table est intacte.
Elle n’est pas dressée. Sans nappe blanche, sans couverts, marbre nu, deux ou trois recueils du poète y sont posés. Derrière sa chaise, un porte-manteau avec son chapeau noir, et aux murs, des photos de lui à différents âges. António Sousa, propriétaire des lieux depuis trois décennies, a appris à aimer les œuvres du poète en rachetant le café et est devenu un vrai connaisseur. Message est son ouvrage préféré, mais Liberdade, écrit dans son café, lui tient particulièrement à cœur. Ces œuvres écrites et publiées en portugais de son vivant sont parmi les rares signées du nom de Fernando Pessoa.
Car le poète, fervent utilisateur de pseudonymes – on n’en compte pas moins de 136 –, a multiplié les textes usant d’une personnalité et d’un style à chaque fois différent. À ce jour, les experts ne sont pas encore parvenus à évaluer la totalité de ses œuvres. Un mystère qu’António Sousa raconte aux curieux qu’il apprivoise en les persuadant que « l’esprit de Fernando Pessoa occupe toujours les lieux ». Parfois si les visiteurs l’interrogent davantage, il leur relate aussi l’enfance de Pessoa, qui a grandi face à l’opéra dans le quartier du Chiado et perdu son père à l’âge de cinq ans, victime de la tuberculose. Il leur conte aussi son enfance, passée en partie à Durban, en Afrique du Sud et l’écriture de ses premières nouvelles sous les pseudonymes de David Merrick ou Horace James Faber. Du temps du poète, le café était un haut lieu de rencontres entre intellectuels et de discussions enflammées, une vraie source d’inspiration. On y croisait des personnalités comme Júlio Pomar ou José Saramago.
L’esprit de Fernando Pessoa occupe toujours leslieux
« Une tasse de café; une cigarette que l’on fume en se laissant pénétrer de son arôme, les yeux mi-clos dans la pénombre de la pièce… Je ne veux rien d’autre de la vie que cette réalité, et mes rêves… » écrivait Fernando Pessoa. Des mots peut-être même inscrits sur son cahier, à la table du Martinho da Arcada, cachée derrière le petit mur, dans la pénombre.
Venait-il chercher dans les arômes de cuisine et les ragots de comptoir un peu réconfort à ses tourments ? D’un caractère sombre, complexe et rêveur, Fernando cumulait les contradictions: sceptique et idéaliste, cosmopolite et nationaliste, moderne et nostalgique. Symbole de la culture portugaise, il est aujourd’hui considéré comme l’un des écrivains les plus importants du XXe siècle. Robert Wilson, le grand metteur en scène et dramaturge américain, qui avait mis en scène Isabelle Huppert en 2019, dans Marie Stuart, travaille aujourd’hui sur l’adaptation de textes de Fernando Pessoa.
Alors si vous aussi vous avez envie de ressentir les effluves du grand homme, prenez le temps d’un café au Martinho da Arcada, l’ombre du poète y plane encore.
• MATHILDE BROMAT